de Phoebe CLARKE (UNIVERSITÉ PARIS I, ACTE)
« La pauvreté de l’artiste […] semble parfois être une garantie de pureté morale voire de qualité esthétique » écrit Phoebe Clarke en introduction de son article « L’artiste pauvre : identité sociale et artistique ». La suite de son texte s’attache à démonter ce lieu commun.
D’abord en montrant ce que la valorisation de ce modèle doit aux idéologues du néolibéralisme : « les mutations néolibérales post-fordistes, donnant lieu à un travail de plus en plus flexible et menant à une précarité professionnelle et existentielle croissante […] ont pris pour modèle les modes de vie et de travail artistiques. »
Ensuite en analysant la portée politique du paradigme du précariat lorsqu’il est revendiqué dans le travail artistique, et sert alors « de schéma explicatif ou justificatif pour des œuvres qui continuent finalement à marquer une différence identitaire, de la part de l’artiste mais aussi à travers les spectateurs amateurs d’art. »
Or, loin de n’être qu’un modèle idéalisé, la vie de bohème est d’abord une précarité subie et différente selon les situations « car la précarité individuelle est souvent aggravée par l’appartenance à certaines catégories identitaires, et plus ces appartenances « minoritaires » s’accumulent chez une personne moins il paraît plausible qu’elle puisse accéder un jour à un statut lui permettant de vivre de son travail artistique par exemple, parce qu’elle devra aussi fournir un travail salarié et/ou domestique de plus ou moins d’ampleur en sus de ses activités artistiques, qui, elles, demeureront non-rémunérées. »
Phoebe Clarke identifie et dénonce « ce fonctionnement qui continue à perpétuer et à se servir du mythe de l’artiste si dévoué à son activité créatrice qu’il est capable et même ravi d’accepter du travail non ou sous-payé, permettant la perpétuation du fonctionnement extrêmement inégalitaire du monde de l’art, basé sur une armée de réserve artistique composée de personnes fournissant un travail peu ou pas reconnu et plus ou moins gratuit mais permettant la valorisation de quelques figures singularisées et l’engrangement de profits tirés de la spéculation sur la valeur symbolique ».
En recourant à la notion de précarité conçue comme une condition existentielle partagée par tous, telle que Judith Butler la conceptualise, « c’est-à-dire une fragilité essentielle, une exposition plus ou moins grande au risque de maladie et de mort, contre laquelle une société juste doit s’organiser de la manière la plus égalitaire possible », l’autrice met en évidence la possibilité d’articuler l’exposition accrue à la précarité existentielle et la lutte contre les conditions de cette exposition comme la fondation d’une solidarité en tant qu’émergence d’un commun.
« Ainsi cette pensée du précariat pourrait peut-être servir d’outil, dans sa manière de se saisir des questions identitaires, y compris celle de l’artiste en tant que tel (travailleur, précaire, ou pas) de dépasser les problèmes qui y sont liés en ce qu’elle fonde une solidarité solide mais consciente des différences en son sein. Il reste à voir si une esthétique novatrice, une culture spécifique, se dégage de ces recherches artistiques et militantes. »
Phoebe CLARKE, L’artiste pauvre : identité sociale et artistique, PROTEUS. Cahiers des théories de l’art n° 14, septembre 2018, « (Dés)identification de la figure de l’artiste » p 8-16