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Peut-on vraiment être artiste pro sans activité économique?

Par Alain Lallemand Journaliste au service Culture du Soir, 12/04/2022

Le statut d’artiste doit avoir pour objectif d’aller vers l’emploi », analyse le ministre des indépendants David Clarinval (MR) : « Nous y voyons un tremplin là où certains y voient une finalité. » Cette dynamique du « tremplin vers d’autres statuts » manque à ce stade aux textes élaborés au fédéral pour aboutir à un nouveau statut d’artiste : « Dans la vision que nous avions développée, nous avions mis des plafonds et des seuils pour permettre à l’artiste de passer à un moment donné au statut d’indépendant », rappelle le président du MR Georges-Louis Bouchez, et dans les projets sur la table « ce n’est pas le cas. C’est problématique car on facilite et on maintient un statut précaire, comme si l’artiste n’était pas lui-même un travailleur à part entière d’un secteur économique. Pour nous, le statut d’artiste doit plutôt être une porte d’entrée. » Cette vision dynamique du statut, fort différente du projet socio-culturel développé par Ecolo, pourrait déjà expliquer à elle seule les tensions survenues ces dernières semaines en intercabinets et qui ont justifié la « pause pascale » dans l’élaboration du statut d’artiste (Le Soir du 11 avril). Si ce n’était que cela, il suffirait d’associer davantage le cabinet Clarinval aux projets développés par le cabinet des Affaires sociales (Vandenbroucke, Vooruit) concernant la nouvelle « commission du travail des arts » et celui de l’Économie (Dermagne, PS) concernant les dérogations à la réglementation chômage. « Si on veut vraiment réussir, ce serait plus intelligent de l’associer largement », confirme Georges-Louis Bouchez.

Un périmètre clair

Mais la difficulté est bien plus complexe. D’une part, le blocage vient des deux camps, MR et Ecolo, note un observateur sectoriel, non-partisan, du dossier, qui constate le nombre de « feux rouges » posés par Ecolo. La volonté d’élargir le statut à l’ensemble des secteurs culturel et socio-culturel provoque en retour un raidissement des libéraux et du CD&V qui souhaitent limiter les dérogations de chômage. S’engage alors un jeu triangulaire où l’équation devient insoluble pour les ministres PS et Vooruit en charge des deux volets du dossier. La première objection forte des libéraux porte sur le périmètre des bénéficiaires du statut. Ce n’est pas a priori une question de nombre, car tous les partis s’accordent : il ne faut pas fixer un plafond absolu du nombre d’artistes, ce chiffre serait déconnecté de la réalité du secteur. Mais, rappelle David Clarinval, « nous voulons tirer les leçons du passé », et de nouvelles règles adoptées en 2002 avaient engendré un doublement du nombre d’artistes, ce qui avait nécessité en 2011 l’adoption de contraintes et conditions supplémentaires imposées aux artistes. « Nous ne voulons pas reproduire les mêmes erreurs », explique Clarinval. Sans poser de chiffre-fétiche, donc, le périmètre devrait reposer sur des définitions plus précises des emplois, des fonctions. Ouvrir le statut de manière trop large aux « métiers de soutien » ou au socio-culturel déforcerait les statuts professionnels actuels de certaines professions (les partenaires sociaux l’avaient évoqué) et minoriserait les auteurs et artistes qui deviendraient les dindons de la farce de cette réforme. Plusieurs secteurs l’ont déjà dit. Les libéraux embraient : « Nous demandons un statut qui se concentre sur les artistes et les techniciens du secteur artistique », pointe le ministre des indépendants, « et pas l’élargir de manière floue pour faire plaisir aux uns et aux autres (…) Cet élargissement du périmètre comme le présente Ecolo ne tient pas la route. Nous voulons simplement rester dans les clous de l’accord de gouvernement. »

Un seuil de revenus

Cette tension va probablement avoir un effet concret sur la réforme à venir : la reconnaissance de l’artiste, qu’on envisage aujourd’hui sur base d’une évaluation purement qualitative, réalisée par la future Commission du travail des arts, pourrait se doubler d’une évaluation économique. Explication : selon le président du MR Georges-Louis Bouchez, « avec le texte qui nous est proposé, on ne devrait même plus justifier d’une prestation artistique (NDLR : rémunérée) » pour obtenir l’attestation d’artiste : « On pourrait avoir zéro prestation sur l’année, il vous suffit de dire sur votre déclaration que vous avez réfléchi X jours à une œuvre, et cela équivaut au nombre de jours prestés. » David Clarinval reprend le même argument : « Est-ce raisonnable de considérer qu’un régime dérogatoire peut être justifié par zéro prestation artistique ? » Cela semble énorme. Pourtant c’est tellement vrai que, pour sortir du blocage, l’idée qui se dessine aujourd’hui est de fixer un seuil de revenus artistiques minimum, sur X années, en dessous duquel un travailleur n’aurait même pas la possibilité de postuler à sa reconnaissance comme artiste. Selon nos sources, la période de temps prise en compte (trois ans, cinq ans ?), ainsi que le niveau de revenu artistique minimal (700, 1.500 euros par an ?), restent à déterminer. C’est très délicat, car un jeune romancier, par exemple, va toucher 500 ou 1.000 euros en avance d’un premier manuscrit, et après rédaction, publication et première année d’exploitation (un laps de 3 à 4 ans) 3 à 5.000 euros de droits d’auteurs et honoraires de conférence. C’est exactement ce que souhaite le président du MR : « Devoir justifier d’un certain nombre d’activités réelles, même sur une période plus longue : nous avions proposé de passer de trois à cinq ans. » Une source non-partisane, familière avec ces négociations, nous indique que l’idée est même, au-delà d’un certain niveau de revenus artistiques, de conférer à la reconnaissance un aspect quasi-automatique.

Période de sécurité

Une autre piste (ou une piste complémentaire) est dans l’air : pour les nouvelles catégories professionnelles éligibles au statut d’artiste, il s’agirait de dissocier d’une part la possibilité d’être candidat à la reconnaissance en tant qu’artiste et, d’autre part, la possibilité de bénéficier des dispositions dérogatoires du chômage. Cette dissociation durerait le temps nécessaire à l’établissement d’un cadastre sérieux, un périmètre solide, confirmé par la réalité des dossiers. Une mesure de prudence, en quelque sorte, puisque pour l’instant tous les partis travaillent à l’aveugle.L’identification de ces solutions possibles semble permettre un redémarrage constructif de la négociation dès la fin des vacances. Cela ne signifie pas que tous les obstacles sont levés : il reste des divergences philosophiques importantes qui vont se marquer dans les discussions. Ainsi, la diabolisation des droits d’auteurs : ce revenu mobilier crispe plusieurs des partis, pourtant il représente l’un des revenus cruciaux (quoique désynchronisé) du travail invisibilisé. Dans quelle mesure doit-il être admis en sus des revenus du chômage ? « Le plafond actuel des droits d’auteur dans le projet de négociation est inférieur à ce que nous proposions », constate David Clarinval. Les socialistes flamands, eux (et c’est dans la note Working in the Arts depuis le début) souhaitent prélever des cotisations sociales sur ces droits, ce qui n’est pas forcément incompatible. Il y a donc encore pas mal de pain sur la planche.

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